l'instinct
L’homme doit-il regretter de ne pas avoir d’instinct ?
La culture: la perfectibilité (texte de Rousseau)
La perfectibilité (ou plasticité) est la seule caractéristique qui distingue l'homme à
l'état de nature des animaux supérieurs, tels que les chimpanzés, par exemple:
"Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions laisseraient quelque lieu de disputer sur
cette différence de l'homme et de l'animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c'est la faculté de se perfectionner;
faculté qui, à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu, au lieu qu'un animal est, au bout de quelques
mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle était la première année de ces mille ans. Pourquoi l'homme seul est-il sujet à devenir imbécile? N'est-ce point
qu'il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n'a rien acquis et qui n'a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l'homme, reperdant par la
vieillesse ou d'autres accidents, tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même? Il serait triste pour nous d'être forcés de convenir que cette
faculté distinctive, et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l'homme; que c'est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait
des jours tranquilles et innocents; que c'est elle, qui faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même, et de la
Nature. [...]
L'homme sauvage, livré par la nature au seul instinct, ou plutôt dédommagé de celui qui lui manque peut-être par des facultés capables d'y suppléer d'abord, et de l'élever ensuite fort au-dessus
de celle-là, commencera donc par les fonctions purement animales: apercevoir et sentir sera son premier état, qui lui sera commun avec tous les animaux. Vouloir et ne pas vouloir, désirer et
craindre, seront les premières et presque les seules opérations de son âme, jusqu'à ce que de nouvelles circonstances y causent de nouveaux développements".
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'ïnégalité parmi les hommes (1754), I" partie,
Texte de Schopenhauer : l'amour autre nom de l'instinct sexuel
Encore un texte provocateur. L'amour n'a rien de sublime pour Schopenhauer. Il n'est qu'une variante d'un instinct que nous partageons avec les (autres) bêtes:
"Manifestement le soin avec lequel un insecte recherche telle fleur, ou tel fruit, ou tel fumier, ou telle viande, ou, comme l'ichneumon, une larve étrangère pour y déposer ses neufs, et à
cet effet ne redoute ni peine ni danger, est très analogue à celui avec lequel l'homme choisit pour la satisfaction de l'instinct sexuel une femme d'une nature déterminée, adaptée à la sienne, et
qu'il recherche si ardemment que souvent pour atteindre son but, et au mépris de tout bon sens, il sacrifie le bonheur de sa vie par un mariage insensé, par des intrigues qui lui coûtent fortune,
honneur et vie, même par des crimes comme l'adultère et le viol, - tout cela uniquement pour servir l'espèce de la manière la plus appropriée et conformément à la volonté partout souveraine de la
nature, même si c'est au détriment de l'individu. Partout en effet l'instinct agit comme d'après le concept d'une fin, alors que ce concept n'est pas du tout donné. La nature l'implante là où
l'individu qui agit serait incapable de comprendre son but ou répugnerait à le poursuivre; aussi n'est-il, en règle générale, attribué qu'aux animaux, et cela surtout aux espèces inférieures, qui
ont le moins de raison; mais il n'est guère donné à l'homme que dans le cas examiné ici, car l'homme pourrait sans doute comprendre. Le but- mais ne le poursuivrait pas avec toute l'ardeur
indispensable, c'est-à-dire même aux dépens de son bonheur personnel. Aussi, comme pour tout instinct, la vérité prend ici la forme de l'illusion, afin d'agir sur la volonté. C'est un mirage
voluptueux qui leurre l'homme, en lui faisant croire qu'il trouvera dans les bras d'une femme dont la beauté lui agrée, une jouissance plus grande que dans ceux d'une autre; ou le convainc
fermement que la possession d'un individu unique, auquel il aspire exclusivement, lui apportera le bonheur suprême. Il s'imagine alors qu'il consacre tous ses efforts et tous ses sacrifices à son
plaisir personnel, alors que tout cela n'a lieu que pour conserver le type normal de l'espèce, ou même pour amener à l'existence une individualité tout à fait déterminée, qui ne peut naître que
de ces parents-là".
Arthur Schopenhauer, Métaphysique de l'Amour (1818), trac. M. Simon, Éd.. ÂGE, cool. 10-18, 1964, pp.. 52-53.
La religion contre l'intelligence (texte de Bergson)
Le texte de Bergson dit plus précisément que la religion est "une réaction défensive contre
le pouvoir dissolvant de l'intelligence". Le pouvoir dissolvant de l'intelligence, il l'explique ici, tient au fait que l'intelligence rend les hommes calculateurs, égoïstes. Donc elle tend à
contrarier l'instinct, qui au contraire, les soude en les incitant à perpétuer l'espèce à tout prix, et au mépris de leurs intérêts individuels.
Il faut savoir que Bergson, par ailleurs, évoque une religion "dynamique" qui obéit à une autre logique. La religion
qu'il décrit ici est statique. Elle a pour fonction de maintenir les institutions en l'état.
« Imaginons alors une humanité primitive et des sociétés rudimentaires. Pour assurer à ces groupements la cohésion voulue, la nature disposerait d’un moyen bien simple : elle n’aurait qu’à doter l’homme d’instincts appropriés. Ainsi fit-elle pour la ruche et pour la fourmilière. Son succès fut d’ailleurs complet : les individus ne vivent ici que pour la communauté. Et son travail fut facile, puisqu’elle n’eut qu’à suivre sa méthode habituelle : l’instinct est en effet coextensif à la vie, et l’instinct social, tel qu’on le trouve chez l’insecte, n’est que l’esprit de subordination et de coordination qui anime les cellules, tissus et organes de tout corps vivant. Mais c’est à un épanouissement de l’intelligence, et non plus à un développement de l’instinct, que tend la poussée vitale dans la série des vertébrés. Quand le terme du mouvement est atteint chez l’homme, l’instinct n’est pas supprimé, mais il est éclipsé ; il ne reste de lui qu’une lueur vague autour du noyau, pleinement éclairé ou plutôt lumineux, qu’est l’intelligence. Désormais la réflexion permettra à l’individu d’inventer, à la société de progresser. Mais, pour que la société progresse, encore faut-il qu’elle subsiste. Invention signifie initiative, et un appel à l’initiative individuelle risque déjà de compromettre la discipline sociale. Que sera-ce, si l’individu détourne sa réflexion de l’objet pour lequel elle est faite, je veux dire de la tâche à accomplir, à perfectionner, à rénover, pour la diriger sur lui-même, sur la gêne que la vie sociale lui impose, sur le sacrifice qu’il a fait à la communauté ? Livré à l’instinct, comme la fourmi ou l’abeille, il fût resté tendu sur la fin extérieure à atteindre ; il eût travaillé pour l’espèce, automatiquement, somnambuliquement. Doté d’intelligence, éveillé à la réflexion, il se tournera vers lui-même et ne pensera qu’à vivre agréablement. Sans doute un raisonnement en forme lui démontrerait qu’il est de son intérêt de promouvoir le bonheur d’autrui ; mais il faut des siècles de culture pour produire un utilitaire comme Stuart Mill, et Stuart Mill n’a pas convaincu tous les philosophes, encore moins le commun des hommes. La vérité est que l’intelligence conseillera d’abord l’égoïsme. C’est de ce côté que l’être intelligent se précipitera si rien ne l’arrête. Mais la nature veille. [ …] Un dieu protecteur de la cité […] défendra, menacera, réprimera. L’intelligence se règle en effet sur des perceptions présentes ou sur ces résidus plus ou moins imagés de perceptions qu’on appelle les souvenirs. Puisque l’instinct n’existe plus qu’à l’état de trace ou de virtualité, puisqu’il n’est pas assez fort pour provoquer des actes ou pour les empêcher, il devra susciter une perception illusoire ou tout au moins une contrefaçon de souvenir assez précise, assez frappante, pour que l’intelligence se détermine par elle. Envisagée de ce premier point de vue, la religion est donc une réaction défensive de la nature contre le pouvoir dissolvant de l’intelligence »
Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion
Kant : le travail , obligation morale (le travail)
"La nature a voulu que l'homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l'agencement mécanique de son existence animale et qu'il ne participe à aucun autre bonheur ou à aucune autre
perfection que ceux qu'il s'est créés lui-même, libre de l'instinct, par sa propre raison. La nature, en effet, ne fait rien en vain et n'est pas prodigue dans l'usage des moyens qui lui
permettent de parvenir à ses fins. Donner à l'homme la raison et la liberté du vouloir qui se fonde sur cette raison, c'est déjà une indication claire de son dessein en ce qui concerne la
dotation de l'homme. L'homme ne doit donc pas être dirigé par l'instinct; ce n'est pas une connaissance innée qui doit assurer son instruction, il doit bien plutôt tirer tout de lui-même. La
découverte d'aliments, l'invention des moyens de se couvrir et de pourvoir à sa sécurité et à sa défense (pour cela la nature ne lui a donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni
les crocs du chien, mais seulement les mains), tous les divertissements qui peuvent rendre la vie agréable, même son intelligence et sa prudence et aussi bien la bonté de son vouloir, doivent
être entièrement son oeuvre. La nature semble même avoir trouvé du plaisir à être la plus économe possible, elle a mesuré la dotation animale des hommes si court et si juste pour les besoins si
grands d'une existence commençante, que c'est comme si elle voulait que l'homme dût parvenir par son travail à s'élever de la plus grande rudesse d'autrefois à la plus grande habileté, à la
perfection intérieure de son mode de penser et par là (autant qu'il est possible sur terre) au bonheur, et qu'il dût ainsi en avoir tout seul le mérite et n'en être redevable qu'à lui-même; c'est
aussi comme si elle tenait plus à ce qu'il parvînt à l'estime raisonnable de soi qu'au bien-être".
Emmanuel Kant, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1789), 3 ième proposition, trad. J.-M. Muglioni,
Éd. Bordas, coll. Univers des Lettres, 1981, pp. 12-13.
Existe-t-il un instinct guerrier ?
Il existe une certaine attirance des hommes pour la guerre . On ne comprendrait pas, sinon, pourquoi tant de guerres parfaitement superflues se sont succédées au cours de
l'histoire. Bergson évoque ici un "instint guerrier":
"L'instinct guerrier est si fort qu'il est le premier à apparaître quand on gratte la civilisation pour retrouver la nature. On soit combien les petits
garçons aiment à se battre. Ils recevront des coups. Mais ils auront eu la satisfaction d'en donner. On a dit avec raison que les jeux de l'enfant étaient les exercices préparatoires
auxquels la nature le convie en vue de la besogne qui incombe à l'homme fait. Mais on peut aller plus loin, et voir des exercices préparatoires ou
des jeux dans !a plupart des guerres enregistrées par l'histoire, Quand on considère la futilité des motifs qui provoquèrent bon nombre d'entre elles, on pense aux duellistes de Marion Delorme
(1 qui s'entre-tuaient "pour rien, pour le plaisir, ou bien encore à l'irlandais cité par Lord Brise, qui ne pouvait voir deux hommes échanger des coups de poing dans la rue sans poser la
question: "Ceci est-il une affaire privée, ou peut-on se mettre de la partie ? En revanche, si l'on place à côté des querelles accidentelles les guerres décisives, qui aboutirent à
l'anéantissement d'un peuple, on comprend que celles-ci furent la raison d'être de celles-là: il fallait un instinct de guerre, et parce qu'il existait en vue de guerres féroces qu'on pourrait
appeler naturelles, une foule de guerres accidentelles ont eu lieu, simplement pour empêcher l'orme de se rouiller. - Qu'on songe maintenant à l'exaltation des peuples au commencement d'une
guerre! Il y a là sans doute une réaction défensive contre la peur, une stimulation automatique des courages. Mais il y a aussi le sentiment qu'on était fait pour une vie de risque et d'aventure,
comme si la paix n'était qu'une halte entre deux guerres.
L' exaltation tombe bientôt, car la souffrance est grande. Mais si on laisse de côté la dernière guerre, dont l'horreur a dépassé tout ce qu'on croyait possible, il est curieux de voir comme les
souffrances de la guerre s'oublient vite pendant la paix".
Henri Bergson, Oeuvres, Les deux sources de la morale et de la religion (1929), PUF, 1963, p. 1217-1218.
1) Titre d'un drame de Victor Hugo
L’homme est-il dans le regret face à ses instincts ? Regretter a plusieurs sens : d’abord c’est éprouver de la tristesse, puis éprouver du déplaisir de la perte de quelque chose, enfin se repentir de quelque chose.
L’homme doit-il alors vivre l’absence d’instinct sur le mode du regret…et surtout a-t-il vraiment perdu ses instincts ? une telle question en effet présuppose que l’homme serait sans instinct, ce qui reste finalement à établir.
Si le monde de l’instinct est incompatible avec celui de la liberté on ne peut y voir qu’une chance pour l’homme, celle de se construire seul, sans détermination extérieure.
Cependant l’affirmation d’une telle liberté semble inquiéter . Parler de regret nous renvoie à la difficulté pour l’homme d’accepter cette liberté qui lui renvoie une sorte de vertige dans la prise de risques.
Enfin cette peur est-elle fondée ? l’homme est-il vraiment libre ? n’agit-il pas sous l’emprise de ses instincts comme déterminations extérieures ?