éduquer
« Un principe de pédagogie que devraient surtout avoir devant les yeux les hommes qui font des plans d'éducation, c'est qu'on ne doit pas élever les enfants d'après l'état présent de l'espèce humaine, mais d'après un état meilleur, possible dans l'avenir, c'est-à-dire d'après l'idée de l'humanité et de son entière destination. Ce principe est d'une grande importance. Les parents n'élèvent ordinairement leurs enfants qu'en vue du monde actuel, si corrompu qu'il soit. Ils devraient au contraire leur donner une éducation meilleure, afin qu'un meilleur état pût en sortir dans l'avenir. Mais deux obstacles se rencontrent ici : 1° les parents n'ont ordinairement souci que d'une chose, c'est que leurs enfants fassent bien leur chemin dans le monde, et 2° les princes ne considèrent leurs sujets que comme des instruments pour leurs desseins.
Les parents songent à la maison et les princes à l'État. Les uns et les autres ne se proposent pas pour but dernier le bien général et la perfection à laquelle l'humanité est destinée... Mais le bien général est-il une idée qui puisse être nuisible à notre bien particulier? Nullement! Car, quoiqu'il semble qu'il lui faille faire des sacrifices, on n'en travaille que mieux au bien de son état présent. Et alors que de nobles conséquences ne s'ensuivent pas! Une bonne éducation est précisément la source de tout bien dans le monde. »
KANT, traité de pédagogie
L'éducation rend-elle libre?
une telle question interroge le rapport paradoxal de la liberté et de l'éducation. Il y a bien en effet un paradoxe.
Éduquer c'est étymologiquement conduire hors de...Cela suppose une contrainte comme le met en scène l'allégorie de la caverne de Platon. il s'agir de sortir avec violence le prisonnier détaché de ses chaînes. Avant d'être éduqué le prisonnier n'est pas libre..par définition. Il est donc contraint à sortir de ses habitudes...mais comment appeler contrainte cet acte dans la mesure où l'état de celui qui est détaché est celui d'un prisonnier? Prenons d'ailleurs les mots à la lettre. On nous dit que le prisonnier est détaché, libéré de ses chaînes..Platon affirme ainsi que l'éducation nous rend libre, c'est à dire affranchi des contraintes du préjugé. Eduquer apparaît comme acte de libération, orientation du regard vers les vérités suprasensibles. L'élève est libéré de ses attaches au monde sensible, source d'illusion et d'aliénation. Conséquence politique de cette éducation..il devra redescendre dans la caverne et gouverner des hommes pas toujours ouverts voire même menaçants à son égard. Pour Platon, notons le encore tout le monde n'est pas susceptible d'être éduqué..il faut pour cela un certain naturel que tous les hommes ne possèdent pas nécessairement..rares sont d'ailleurs ceux qui peuvent vraiment sortir des chaînes du préjugé.
Cependant cette conception que nous venons rapidement d'esquisser n'est pas celle que l'on se fait spontanément de l'éducation. L'éducation se définit spontanément comme contrainte. Mais la poser telle c'est présupposer une définition de la liberté. Cette dernière serait synonyme d'indépendance. Rêve narcissique et égoïste de l'enfant qui a du mal à supporter qu'on lui refuse ce que son désir tyrannique exige. Illusion de celui qui se prend pour un empire dans un empire, comme dirait Spinoza..
C'est bien pourquoi cette question peut sembler paradoxale à quelqu'un qui voit dans la liberté la totale réalisation de ses désirs...et qui néglige cette aliénation du désir...Pour ne pas quitter Spinoza rappelons-nous ce qu'il écrit dans l'appendice à la fin du livre I de L'Ethique: les hommes sans exception sont victimes de cette illusion qui consiste à croire qu'ils sont maîtres de leurs volontés et désirs. Ainsi peut-on dire que l'éducation ne nous retire aucune liberté puisque nous n'en sommes pas pourvus. De même, que la pierre suit la loi de sa nature, l'homme suit la loi de ses déterminations. on retrouvera chez Freud cette définition de l'homme...un être nullement débonnaire à la recherche du bien pour son prochain, mais quelqu'un de fondamentalement égoïste et violent à l'encontre d'autrui.
Ainsi la vie sociale n'est-elle pensable qu'à la condition d'arracher l'homme à sa nature. Eduquer c'est donner à l'homme des normes et des règles qui lui permettront de vivre avec ses semblables. Faut-il en déduire cependant que la normativité de l'éducation rend impossible tout espace de liberté? Une éducation ne doit pas mécaniser l'individu mais lui permettre d'être porteur à son tour de règles et de normes susceptibles de faire bouger les valeurs de la société dans laquelle il évolue. C'est pourquoi l'éducation ne doit pas avoir pour but la simple répétition mais introduire une marge afin que l'individu s'émancipe et soit porteur d'un possible renouveau de la règle.(à ce titre on notera que le marginal n'est pas forcément celui qu'on croit)
L'éducation est un acte violent. Mais nous rend-elle libre? Au sens où elle nous libère de notre sauvagerie naturelle oui. Ne pas être soumis à sa nature est un état qu'on peut qualifier de libre. Cette discipline des affects et des impulsions rend l'homme capable de sortir de lui-même. c'est ce qu'écrit Kant dans ce texte:
« La discipline nous fait passer de l'état animal à celui
d'homme. Un animal est par son instinct même tout ce qu'il peut
être; une raison étrangère a pris d'avance pour lui tous les soins
indispensables. Mais l'homme a besoin de sa propre raison. Il n'a
pas d'instinct, et il faut qu'il se fasse à lui-même son plan de
conduite. Mais, comme il n'en est pas immédiatement capable, et qu'il
arrive dans le monde à l'état sauvage, il a besoin du secours des
autres. L'espèce humaine est obligée de tirer peu à peu d'elle-même
par ses propres efforts toutes les qualités naturelles qui
appartiennent à l'humanité. Une génération fait l'éducation de
l'autre. On ne peut chercher le premier commencement dans un état
brut ou dans un état parfait de civilisation; mais, dans ce second
cas, il faut encore admettre que l'homme est retombé ensuite à l'état
sauvage et dans la barbarie.
l'homme n'a pas d'instinct écrit Kant. il n'a toutefois pas encore la raison développée. Au début l'homme e st un sauvage nullement policé. il est ce bois tordu qu'il faudra redresser.....cette raison en puissance que seule l'éducation pourra sortir de ses retranchements. mais où trouver ce maître qui n'ait pas besoin à son tour d'un maître? ce texte a le mérite de faire surgir le véritable problème de ce sujet: qui sera le maître chargé de cette éducation? Une génération fait l'éducation
de l'autre.
c'est la réponse de Kant...
"L'Homme est la seule créature qui soit susceptible d'éducation. Par éducation l'on entend les soins (le traitement, l'entretien) que réclame son enfance, la discipline qui le fait homme, enfin l'instruction avec la culture. Sous ce triple rapport, il est nourrisson, élève, et écolier."
Kant, Réflexions sur l'éducation (publiées en 1803 par son disciple Rink), traduit de l'allemand par Alexis Philonenko, Vrin, 1967, pp. 69-71, nouvelle éd. 2004.
"L'homme ne peut devenir homme que par l'éducation. Il n'est que ce qu'elle le fait. Il est à remarquer qu'il ne peut recevoir cette éducation que d'autres hommes, qui l'aient également reçue. Aussi le manque de discipline et d'instruction chez quelques hommes en fait-il de très mauvais maîtres pour leurs élèves. Si un être d'une nature supérieure se chargeait de notre éducation, on verrait alors ce qu'on peut faire de l'homme. Mais, comme l'éducation, d'une part, apprend quelque chose aux hommes, et, d'autre part, ne fait que développer en eux certaines qualités, il est impossible de savoir jusqu'où vont nos dispositions naturelles. Si du moins on faisait une expérience avec l'assistance des grands et en réunissant les forces de plusieurs, cela nous éclairerait déjà sur la question de savoir jusqu'où l'homme peut aller dans cette voie.Mais c'est une chose aussi digne de remarque pour un esprit spéculatif que triste pour un ami de l'humanité, de voir la plupart des grands ne jamais songer qu'à eux et ne prendre aucune part aux importantes expériences que l'on peut pratiquer sur l'éducation, afin de faire faire à la nature un pas de plus vers la perfection."
Kant, Réflexions sur l’éducation, 1803, traduction par A. Philonenko. Paris, Vrin, 1996.
"La discipline transforme l'animalité en humanité. Par son instinct un animal est déjà tout ce qu'il peut être, une raison étrangère a déjà pris soin de tout pour lui. Mais l'homme doit user de sa propre raison. Il n'a point d'instinct et doit fixer lui-même le plan de sa conduite. Or, puisqu'il n'est pas immédiatement capable de le faire, mais au contraire vient au monde pour ainsi dire à l'état brut, il faut que d'autres le fassent pour lui. [...]
La discipline empêche que l'homme soit détourné de sa destination, celle de l'humanité, par ses penchants animaux. Elle doit par exemple lui imposer des bornes, de telle sorte qu'il ne se précipite pas dans les dangers sauvagement et sans réflexion. La discipline est ainsi simplement négative ; c'est l'acte par lequel on dépouille l'homme de son animalité ; en revanche l'instruction est la partie positive de l'éducation.
L'état sauvage est l'indépendance envers les lois. La discipline soumet l'homme aux lois de l'humanité et commence à lui faire sentir la contrainte des lois. Mais cela doit avoir lieu de bonne heure. C'est ainsi par exemple que l'on envoie tout d'abord les enfants à l'école non dans l'intention qu'ils y apprennent quelque chose, mais afin qu'ils s'habituent à demeurer tranquillement assis et à observer ponctuellement ce qu'on leur ordonne, en sorte que par la suite ils puissent ne pas mettre réellement et sur-le-champ leurs idées à exécution."
Kant, Traité de pédagogie, 1803, pp. 35s.
Si on est attentif au texte de Kant, on verra que l'éducation a un moment négatif qui consiste à retirer à l'homme sa sauvagerie mais qu'à ce moment succède un autre moment qui est plus positif puisqu'il s'agit d'instruire l'homme. Libéré de sa sauvagerie ce dernier se voit instruit pour parvenir à la culture, et accomplir sa véritable destination, c'est à dire l'humanité.En quoi consiste-t-elle? à réaliser son autonomie, c'est à dire à saisir la nécessité de la loi..Dès lors la discipline est à comprendre comme apprentissage de la soumission à la loi..mais dans le but de s'émanciper de toute tutelle extérieure afin de se donner à soi-même la loi..ce qui s'appelle autonomie (on appellera hétéronomie, le rapport extérieur à la loi). Ainsi l'éducation doit elle être aux mains d'un maître qui ne soumet pas mais cherche à instruire et rendre libre..au sens d'autonomie. Le maître est là par conséquent pour disparaître...
on peut toutefois souligner les limites de cette apologie de la contrainte. Lisons l'Emile de Rousseau..
Notre manie enseignante et pédantesque est toujours d'apprendre aux enfants ce qu'ils apprendraient beaucoup mieux d'eux-mêmes, et d'oublier ce que nous aurions pu seuls leur enseigner. Y a-t-il rien de plus sot que la peine qu'on prend pour leur apprendre à marcher, comme si l'on en avait vu quelqu'un qui, par la négligence de sa nourrice, ne sût pas marcher étant grand ? Combien voit-on de gens au contraire marcher mal toute leur vie, parce qu'on leur a mal appris à marcher !
Émile n'aura ni bourrelets, ni paniers roulants, ni chariots, ni lisières ; ou du moins, dès qu'il commencera de savoir mettre un pied devant l'autre, on ne le soutiendra que sur les lieux pavés, et l'on ne fera qu'y passer en hâte. Au lieu de le laisser croupir dans l'air usé d'une chambre, qu'on le mène journellement au milieu d'un pré. Là, qu'il coure, qu'il s'ébatte, qu'il tombe cent fois le jour, tant mieux : il en apprendra plus tôt à se relever. Le bien-être de la liberté rachète beaucoup de blessures. Mon élève aura souvent des contusions ; en revanche, il sera toujours gai. Si les vôtres en ont moins, ils sont toujours contrariés, toujours enchaînés, toujours tristes. Je doute que le profit soit de leur côté.
Un autre progrès rend aux enfants la plainte moins nécessaire : c'est celui de leurs forces. Pouvant plus par eux-mêmes, ils ont un besoin moins fréquent de recourir à autrui. Avec leur force se développe la connaissance qui les met en état de la diriger. C'est à ce second degré que commence proprement la vie de l'individu ; c'est alors qu'il prend la conscience de lui-même. La mémoire étend le sentiment de l'identité sur tous les moments de son existence ; il devient véritablement un, le même, et par conséquent déjà capable de bonheur ou de misère. Il importe donc de commencer à le considérer ici comme un être moral.
Rousseau
Émile n'apprendra jamais rien par coeur, pas même des fables, pas même celles de La
Fontaine, toutes naïves, toutes charmantes qu'elles sont ; car les mots des fables ne sont
pas plus les fables que les mots de l'histoire ne sont l'histoire. Comment peut-on
s'aveugler assez pour appeler les fables la morale des enfants, sans songer que
l'apologue, en les amusant, les abuse; que, séduits par le mensonge, ils laissent échapper
la vérité, et que ce qu'on fait pour leur rendre l'instruction agréable les empêche d'en
profiter ? Les fables peuvent instruire les hommes ; mais il faut dire la vérité nue aux
enfants : sitôt qu'on la couvre d'un voile, ils ne se donnent plus la peine de le lever.
On fait apprendre les fables de La Fontaine à tous les enfants, et il n'y en a pas un seul
qui les entende
Quand ils les entendraient, ce serait encore pis ; car la morale en est .
tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge, qu'elle les porterait plus au vice qu'à la
vertu. Ce sont encore là, direz-vous, des paradoxes. Soit ; mais voyons si ce sont des
vérités.
Je dis qu'un enfant n'entend point les fables qu'on lui fait apprendre, parce que quelque
effort qu'on fasse pour les rendre simples, l'instruction qu'on en veut tirer force d'y faire
entrer des idées qu'il ne peut saisir, et que le tour même de la poésie, en les lui rendant
les plus faciles à retenir, les lui rend plus difficiles à concevoir, en sorte qu'on achète
l'agrément aux dépens de la clarté.
[...]
Passons maintenant à la morale. Je demande si c'est à des enfants de dix ans qu'il faut
apprendre qu'il y a des hommes qui flattent et mentent pour leur profit ? On pourrait
tout au plus leur apprendre qu'il y a des railleurs qui persiflent les petits garçons, et se
moquent en secret de leur sotte vanité ; mais le fromage gâte tout; on leur apprend
moins à ne pas le laisser tomber de leur bec qu'à le faire tomber du bec d'un autre. C'est
ici mon second paradoxe, et ce n'est pas le moins important.
Suivez les enfants apprenant leurs fables, et vous verrez que, quand ils sont en état d'en
faire l'application, ils en font presque toujours une contraire à l'intention de l'auteur, et
qu'au lieu de s'observer sur le défaut dont on les veut guérir ou préserver, ils penchent à
aimer le vice avec lequel on tire parti des défauts des autres. Dans la fable précédente,
les enfants se moquent du corbeau, mais ils s'affectionnent tous au renard ; dans la fable
qui suit, vous croyez leur donner la cigale pour exemple ; et point du tout, c'est la
fourmi qu'ils choisiront. On n'aime point à s'humilier: ils prendront toujours le beau
rôle; c'est le choix de l'amour-propre, c'est un choix très naturel. Or, quelle horrible
leçon pour l'enfance ! Le plus odieux de tous les monstres serait un enfant avare et dur,
qui saurait ce qu'on lui demande et ce qu'il refuse. La fourmi fait plus encore, elle lui
apprend à railler dans ses refus.
Dans toutes les fables où le lion est un des personnages, comme c'est d'ordinaire le
plus brillant, l'enfant ne manque point de se faire lion ; et quand il préside à quelque
partage, bien instruit par son modèle, il a grand soin de s'emparer de tout. Mais, quand
le moucheron terrasse le lion, c'est une autre affaire ; alors l'enfant n'est plus lion, il est
moucheron. Il apprend à tuer un jour à coups d'aiguillon ceux qu'il n'oserait attaquer de
pied ferme.
Dans la fable du loup maigre et du chien gras, au lieu d'une leçon de modération qu'on
prétend lui donner, il en prend une de licence. Je n’oublierai jamais d'avoir vu beaucoup
pleurer une petite fille qu'on avait désolée avec cette fable, tout en lui prêchant toujours
la docilité. On eut peine à savoir la cause de ses pleurs ; on la sut enfin. La pauvre
enfant s'ennuyait d'être à la chaîne, elle se sentait le cou pelé ; elle pleurait de n'être pas
loup. Ainsi donc la morale de la première fable citée est pour l'enfant une leçon de la
plus basse flatterie ; celle de la seconde une leçon d'inhumanité ; celle de la troisième,
une leçon d'injustice ; celle de la quatrième, une leçon de satire ; celle de la cinquième,
une leçon d'indépendance. Cette dernière leçon, pour être superflue à mon élève, n'en
est pas plus convenable aux vôtres. Quand vous leur donnez des préceptes qui se
contredisent, quel fruit espérez-vous de vos soins ? Mais peut-être, à cela près, toute
cette morale qui me sert d'objection contre les fables fournit-elle autant de raisons de les
conserver. Il faut une morale en paroles et une en actions dans la société et ces deux
morales ne se ressemblent point. La première est dans le catéchisme, où on la laisse;
l'autre est dans les fables de La Fontaine pour les enfants, et dans ses contes pour les
mères. Le même auteur suffit à tout.
Composons, monsieur de La Fontaine. Je promets quant à moi de vous lire avec choix,
de vous aimer, de m'instruire dans vos fables ; car j'espère ne pas me tromper sur leur
objet ; mais, pour mon élève, permettez que je ne lui en laisse pas étudier une seule
jusqu'à ce que vous m'ayez prouvé qu'il est bon pour lui d'apprendre des choses dont il
ne comprendra pas le quart ; que, dans celles qu'il pourra comprendre, il ne prendra
jamais le change, et qu'au lieu de se corriger sur la dupe, il ne se formera pas sur le
fripon.
Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l'éducation, livre II, 1762.
Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c'est de gouverner sans préceptes, et de tout faire en ne faisant rien. Cet art, j'en conviens ,n'est pas de votre âge ; il n'est pas
propre à faire briller d'abord vos talents, ni à vous faire valoir auprès des pères : mais c'est le seul propre à réussir. Vous ne parviendrez jamais à faire des sages si vous ne faites d'abord des polissons ; c'était I’ éducation des Spartiates: au lieu de les coller sur des livres, on commençait par leur apprendre à voler leur dîner. Les Spartiates étaient-ils pour cela grossiers étant grands ? Qui ne connaît la force et le sel de leurs reparties ? Toujours faits pour vaincre, ils écrasaient leurs ennemis en toute espèce de guerre, et
les babillards Athéniens craignaient autant leurs mots que leurs coups.
Dans les éducations les plus soignées, le maître commande et croit gouverner : c'est en effet l'enfant qui gouverne. Il se sert de ce que vous exigez de lui pour obtenir de vous ce qu'il lui plaît ; et il sait toujours vous faire payer une heure d'assiduité par huit jours de complaisance. A chaque instant il faut pactiser avec lui. Ces traités, que vous proposez à votre mode, et qu'il exécute à la sienne, tournent toujours au profit de ses fantaisies, surtout quand on a la maladresse de mettre en condition pour son profit ce qu'il est bien sûr d'obtenir, soit qu'il remplisse ou non la condition qu'on lui impose en échange. L'enfant ,pour l'ordinaire, lit beaucoup mieux dans l'esprit du maître que le maître dans le cœur de l'enfant. Et cela doit être : car toute la sagacité qu'eût employée l'enfant livré à lui même à pourvoir à la conservation de sa personne, il l'emploie à sauver sa liberté naturelle des chaînes de son tyran; au lieu que celui-ci, n'ayant nul intérêt si pressant à pénétrer l'autre, trouve quelquefois mieux son compte à lui laisser sa paresse ou sa vanité.
Prenez une route opposée avec votre élève; qu'il croie toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n'y a point d'assujettissement si parfait que celui qui garde l'apparence de la liberté ; on captive ainsi la volonté même.
Le pauvre enfant qui ne sait rien, qui ne peut rien, qui ne connaît rien, n'est-il pas à votre merci ? Ne disposez-vous pas, par rapport à lui, de tout ce qui l'environne ? N'êtes vous pas le maître de l'affecter comme il vous plaît ? Ses travaux, ses jeux ses plaisirs, ses peines, tout n'est-il pas dans vos mains sans qu'il le sache ? Sans doute il ne doit
faire que ce qu'il veut ; mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu'il fasse; il ne doit pas faire un pas que vous ne l'ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu' il va dire. C'est alors qu'il pourra se livrer aux exercices du corps que lui
demande son âge, sans abrutir son esprit; c'est alors qu'au lieu d'aiguise sa ruse à éluder un incommode empire, vous le verrez s'occuper uniquement à tirer de tout ce qui
l'environne le parti le plus avantageux pour son bien-être actuel ; c'est alors que vous serez étonné de la subtilité de ses inventions pour s'approprier tous les objets auxquels
il peut atteindre, et pour jouir vraiment des choses sans le secours de l'opinion. En le laissant ainsi maître de ses volontés, vous ne fomenterez point ses caprices. En ne faisant jamais que ce qui lui convient, il ne fera bientôt que ce qu'il doit faire; et, bien que son corps soit dans un mouvement continuel, tant qu'il s'agira de son intérêt présent et sensible, vous verrez toute la raison dont il est capable se développer beaucoup
mieux et d'une manière beaucoup plus appropriée à lui, que dans des études de pure spéculation.
Ainsi, ne vous voyant point attentif à le contrarier, ne se défiant point de vous, n'ayant rien à vous cacher, il ne vous trompera point, il ne vous mentira point; il se montrera tel qu'il
est sans crainte; vous pourrez l'étudier tout à votre aise, et disposer tout autour de lui les leçons que vous voulez lui donner, sans qu'il pense jamais en recevoir aucune.
Rousseau Emile Livre II