le désir
TICE: Le temps du désir (Ollivier Pourriol) par projeteee
En soi Autrui-objet n'a jamais assez de force pour occasionner l'amour. Si l'amour a pour idéal l'appropriation d'autrui en tant qu'autrui, c'est-à-dire en tant que subjectivité regardante, cet idéal ne peut être projeté qu'à partir de ma rencontre avec autrui-sujet, non avec autrui-objet. La séduction ne peut parer autrui-objet qui tente de me séduire que du caractère d'objet précieux « à posséder »; elle me déterminera peut-être à risquer gros pour le conquérir; mais ce désir d'appropriation d'un objet au milieu du monde ne saurait être confondu avec l'amour. L'amour ne saurait donc naître chez l'aimé que de l'épreuve qu'il fait de son aliénation et de sa fuite vers l'autre. Mais, de nouveau, l'aimé, s'il en est ainsi, ne se transformera en amant que s'il projette d'être aimé, c'est-à-dire si ce qu'il veut conquérir n'est point un corps mais la subjectivité de l'autre en tant que telle. Le seul moyen, en effet, qu'il puisse concevoir pour réaliser cette appropriation, c'est de se faire aimer. Ainsi nous apparaît-il qu'aimer est, dans son essence, le projet de se faire aimer. D'où cette nouvelle contradiction et ce nouveau conflit: chacun des amants est entièrement captif de l'autre en tant qu'il veut se faire aimer par lui à l'exclusion de tout autre ; mais en même temps, chacun exige de l'autre un amour qui ne se réduit nullement au « projet d'être-aimé ». Ce qu'il exige, en effet, c'est que l'autre, sans chercher originellement à se faire aimer, ait une intuition à la fois contemplative et affective de son aimé comme la limite objective de sa liberté, comme le fondement inéluctable et choisi de sa transcendance, comme la totalité d'être et la valeur suprême. L'amour ainsi exigé de l'autre ne saurait rien demander : il est pur engagement sans réciprocité.
L'Etre et le Néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 424
Nous avons dit plus haut, dans le scolie de la proposition 9 de cette partie, que le Désir est l'appétit qui a conscience de lui-même, et que l'appétit est l'essence même de l'homme, en tant qu'elle est déterminée à faire les choses qui sont utiles à sa conservation. Mais, dans le même scolie, j'ai fait observer aussi qu'en réalité, entre l'appétit de l'homme et le désir, je ne fais aucune différence. Car, que l'homme soit conscient ou non de son appétit, cet appétit reste un et le même ; par conséquent, pour ne pas paraître énoncer une tautologie, je n'ai pas voulu expliquer le désir par l'appétit, mais j'ai pris soin de le définir de façon à y comprendre à la fois tous les efforts (conatus) de la nature humaine que nous nommons appétit, volonté, désir ou impulsion (impetus). J'aurais pu dire, en effet, que le désir est l'essence même de l'homme, en tant qu'elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose ; mais de cette définition... on ne pourrait pas tirer que l'esprit peut être conscient de son désir, autrement dit (sive) de son appétit. Donc, voulant que la cause de cette conscience fût impliquée dans ma définition, il m'a été nécessaire (selon la même proposition) d'ajouter : en tant qu'elle est déterminée par une quelconque affection d'elle-même, etc. Car, par affection de l'essence de l'homme nous entendons toute organisation de cette essence, qu'elle soit innée — ou acquise — qu'elle soit conçue par le seul attribut de l'Étendue, ou enfin rapportée à l'un et à l'autre à la fois. J'entends donc ici sous le nom de Désir tous les efforts, impulsions, appétits et volitions de l'homme ; ils sont variables selon l'état variable d'un même homme, et souvent opposés les uns aux autres, au point que l'homme est entraîné en divers sens et ne sait où se tourner.
Éthique, troisième partie, Définitions des sentiments: I trad. R. Caillois,
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Honoré de Balzac : La peau de chagrin (1832) [Ruiné, désespéré, Raphaël de Valentin est prêt à se suicider quand il entre dans un magasin d'antiquités où un vieillard l'invite à regarder une peau de chagrin accrochée sur le mur.]
Le jeune homme se leva brusquement et témoigna quelque
surprise en apercevant au-dessus du siège où il s'était assis un morceau de chagrin accroché sur le mur, et dont la dimension n'excédait pas celle d'une peau de renard ; mais, par un
phénomène inexplicable au premier abord, cette peau projetait au sein de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin des rayons si lumineux que vous eussiez dit d'une petite
comète. Le jeune incrédule s'approcha de ce prétendu talisman qui devait le préserver du malheur, et s'en moqua par une phrase mentale. Cependant, animé par une curiosité bien
légitime, il se pencha pour regarder alternativement la Peau sous toutes ses faces, et découvrit bientôt une cause naturelle à cette singulière
lucidité. Les grains noirs du chagrin étaient si soigneusement polis et si bien brunis, les rayures
capricieuses en étaient si propres et si nettes que, pareilles à des facettes de grenat, les aspérités du cuir oriental formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient vivement
la lumière. Il démontra mathématiquement la raison du phénomène au vieillard qui, pour toute réponse, sourit avec malice.
SI TU ME POSSÈDES TU POSSÈDERAS
TOUT
- Et vous n'avez même pas essayé ? dit le jeune
homme. |
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Charles Baudelaire : Enivrez-vous (Petits poèmes en prose, 1862)
Il faut être toujours ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. |
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Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais
enivrez-vous. |
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Texte 3 [Double rêverie domestique : alors que Charles Bovary, à côté du berceau où dort sa fille Berthe, échafaude un avenir en pantoufles, Emma, sa femme (voir page précédente), projette de s'enfuir avec son amant et devance par sa rêverie l'amour idéal qu'elle ne manquera pas de vivre !] |
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Quand il rentrait au milieu de la nuit, il n'osait pas la réveiller. La
veilleuse de porcelaine arrondissait au plafond une clarté tremblante, et les rideaux fermés du petit berceau faisaient comme une hutte blanche qui se bombait dans l'ombre, au bord du
lit. Charles les regardait. Il croyait entendre l'haleine légère de son enfant. Elle allait grandir maintenant ; chaque saison, vite, amènerait un progrès. Il la voyait déjà revenant
de l'école à la tombée du jour, toute rieuse, avec sa brassière tachée d'encre, et portant au bras son panier ; puis il faudrait la mettre en pension, cela coûterait beaucoup ;
comment faire ? Alors il réfléchissait. Il pensait à louer une petite ferme aux environs, et qu'il surveillerait lui-même, tous les matins, en allant voir ses malades. Il en
économiserait le revenu, il le placerait à la caisse d'épargne ; ensuite il achèterait des actions, quelque part, n'importe où ; d'ailleurs, la clientèle augmenterait ; il y comptait,
car il voulait que Berthe fût bien élevée, qu'elle eût des talents, qu'elle apprît le piano. Ah ! qu'elle serait jolie, plus tard, à quinze ans, quand, ressemblant à sa mère, elle
porterait comme elle, dans l'été, de grands chapeaux de paille ! on les prendrait pour les deux sœurs. Il se la figurait travaillant le soir auprès d'eux, sous la lumière de la lampe
; elle lui broderait des pantoufles ; elle s'occuperait du ménage ; elle emplirait toute la maison de sa gentillesse et de sa gaieté. Enfin, ils songeraient à son établissement : on
lui trouverait quelque brave garçon ayant un état solide ; il la rendrait heureuse ; cela durerait toujours. |
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La satisfaction (Erfüllung) y met fin (Ende) ; mais pour un désir (Wunsch) qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus, le désir (Begehren) est long, et ses exigences (Forderungen) tendent à l’infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême (endliche Befriedigung) n’est lui-même qu’apparent ; le désir (Wunsch) satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun souhait (erlangtes Objekt des Wollens) ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. […] – Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à l’impulsion du désir (Drange der Wünsche), aux espérances (Hoffen) et aux craintes (Fürchten) continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur (Glück) durable, ni repos (Ruhe). Poursuivre ou fuir, craindre (fürchten) le malheur ou chercher la jouissance (nach Genuß streben), c’est en réalité tout un ; l’inquiétude (Sorge) d’une volonté toujours exigeante (fordernden), sous quelque forme qu’elle se manifeste (gleichviel in welcher Gestalt), emplit et trouble (bewegt) sans cesse la conscience8.
"Celui dont les désirs ont atteint leur terme ne peut pas davantage vivre que celui chez qui les sensations et les imaginations sont arrêtées. La félicité est une continuelle marche en avant du désir, d'un objet à un autre, la saisie du premier n'étant encore que la route qui mène au second. La cause en est que l'objet du désir de l'homme n'est pas de jouir une seule fois et pendant un seul instant, mais de rendre à jamais sûre la route de son désir futur. Aussi les actions volontaires et les inclinations de tous les hommes ne tendent-elles pas seulement à leur procurer, mais aussi à leur assurer une vie satisfaite. Elles diffèrent seulement dans la route qu'elles prennent : ce qui vient, pour une part, de la diversité des passions chez les divers individus, et, pour une autre part, de la différence touchant la connaissance ou l'opinion qu'a chacun des causes qui produisent l'effet désiré. Aussi, je mets au premier rang, à titre d'inclination générale de toute l'humanité, un désir perpétuel et sans trêve d'acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu'à la mort. La cause n'en est pas toujours qu'on espère un plaisir plus intense que celui qu'on a déjà réussi à atteindre, ou qu'on ne peut pas se contenter d'un pouvoir modéré : mais plutôt qu'on ne peut pas rendre sûrs, sinon en en acquérant davantage, le pouvoir et les moyens dont dépend le bien-être qu'on possède présentement."
Hobbes
Extrait du cour de Deleuze du 26 mars 1973 portant le désir, le palisir et la jouissance. En arrière fond il y a un discussion sur Monisme et Dualisme (=Descartes) que nous n'avons pas repris. Paris8philo
La première malédiction du désir, la première malédiction qui pèse comme une malédiction chrétienne, qui pèse sur le désir et qui remonte aux Grecs, c'est le désir est manque. La seconde malédiction c'est : le désir sera satisfait par le plaisir, ou sera dans un rapport énonçable avec la jouissance. Bien sûr, on nous expliquera que ce n'est pas la même chose. Il y a quand même un drôle de circuit DESIR-PLAISIR-JOUISSANCE. Et tout ça, encore une fois, c'est une manière de maudire et de liquider le désir!
L'idée du plaisir, c'est une idée complètement pourrie - y'a qu'à voir les textes de Freud, au niveau désir-plaisir, ça revient à dire que le désir c'est avant tout une tension désagréable. Il y a un ou deux textes où Freud dit que, après tout, il y a peut-être des tensions agréables, mais encore ça ne va pas loin. En gros, le désir est vécu comme une tension tellement désagréable que, il faut, mot horrible, mot affreux, pour s'en sortir tellement c'est mauvais ce truc là, il faut une décharge. Et cette décharge, et bien c'est ça le plaisir! Les gens auront la paix, et puis, hélas, le désir renaît, il faudra une nouvelle décharge. Les types de conceptions que l'on appelle en termes savants: hédonistes, à savoir la recherche du plaisir, et les types de conceptions mystiques qui maudissent le désir, en vertu de ce qui est fondamental dans le manque, je voudrais que vous sentiez juste que de toutes manières, ils considèrent le désir comme le sale truc qui nous réveille, et qui nous réveille de la manière la plus désagréable, c'est à dire - soit en nous mettant en rapport avec un manque fondamental qui peut être dès lors apaisé avec une espèce d'activité de décharge, et puis on aura la paix, et puis ça recommencera ... quand on introduit la notion de jouissance là-dedans - vous voyez je suis en train d'essayer de faire un cercle, très confus, un cercle pieux, un cercle religieux de la théorie du désir, on voit à quel point la psychanalyse en est imprégnée, et à quel point la piété psychanalytique est grande. Ce cercle, un de ses segments c'est le désir-manque, un autre segment c'est plaisir-décharge, et encore une fois, c'est complètement lié ça. Et je me dis tout d'un coup : qu'est-ce qui ne va pas chez Reich ? Il y a deux grandes erreurs chez Reich : la première erreur c'est le dualisme, alors il passe à côté : c'est le dualisme entre deux économies, entre une économie politique et une économie libidinale. Si on parle du dualisme entre deux économies, on pourra toujours promettre de faire le branchement, le branchement ne se fera jamais. Et cette erreur du dualisme se répercute à un autre niveau : le désir est encore pensé comme manque et donc il est encore pensé avec comme unité de mesure, le plaisir. Et Reich a beau donné au mot plaisir un mot plus fort et plus violent, il l'appelle orgasme, toute sa conception précisément de l'orgasme, qu'il va essayer de retourner contre Freud, consiste à pousser jusqu'au bout que le désir en tant que tel est lié tellement au manque, que si il n'arrive pas à obtenir la décharge qui l'apaise, il va se produire ce que Reich appelle des stases. Le désir est fondamentalement rapporté à l'orgasme, et que l'on rapporte le désir au plaisir ou à l'orgasme, il faut bien qu'on le rapporte au manque. C'est exactement la même chose. L'une des propositions, c'est l'inverse de l'autre.
Si on ajoute le troisième arc de cercle : désir-manque, tout ça c'est toujours du désir qui est dirigé sur de la transcendance. En effet, si le désir manque de quelque chose, il est comme intentionnalité visée de ce dont il manque, il se définit en fonction d'une transcendance, de la même manière qu'il est mesuré en fonction d'une unité qui n'est pas la sienne, et qui serait le plaisir ou l'orgasme lui assurant sa décharge. Et, pour fermer ce cercle dont on n'a pour le moment que deux arcs - évidemment, le thème qui consiste à établir une distinction entre jouissance et plaisir, est très utile. C'est ça qui va faire fonctionner le tout. Je pense notamment à une distinction chère à Lacan, mais je ne la connais pas, la distinction entre la jouissance et le plaisir. J'en retiens ce que Barthes en dit dans son dernier livre : "Le plaisir du texte", où il explique un peu. Il distingue des textes de plaisir et des textes de jouissance. Voilà ce qu'il dit au sujet du texte de plaisir : "Celui qui contente, emplit, donne de l'euphorie. Celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture"; texte de jouissance : "celui qui met en état de perte, celui qui déconforte, fait vaciller les assises culturelles, historiques, psychologiques du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs ..." "Or, c'est un sujet anachronique, celui qui tient les deux textes dans son champ et dans sa main les rênes du plaisir et de la jouissance, car il participe en même temps et contradictoirement à l'hédonisme profond de toute culture et à la destruction de cette culture. Il jouit de la consistance de son moi, c'est là son plaisir, et recherche sa perte, la perte de son moi. C'est là sa jouissance, c'est un sujet deux fois clivé, deux fois pervers."
Formidable, on retrouve la dualité du sujet de l'énoncé capable de plaisir, et du sujet de l'énonciation digne d'une jouissance. Seulement, comme le sujet de l'énoncé ne s'élève jamais jusqu'au sujet de l'énonciation, parce que le sujet de l'énonciation finalement c'est le grand signifiant, il va de soi que la jouissance est impossible. Ça veut dire que la jouissance, comme est en train de l'expliquer Barthes, est en rapport fondamental avec la mort, si bien qu'on peut boucler notre cercle : désir-manque, désir-plaisir ou orgasme, désir-jouissance.
Heureusement, dans un texte encore plus clair, après, Barthes va jusqu'à dire: "Le plaisir n'est-il qu'une petite jouissance, la jouissance n'est-elle qu'un plaisir extrême ? Non. Ce n'est pas l'un qui est plus fort que l'autre, ou l'autre moins fort, mais ça diffère en nature. Si on dit que le désir et la jouissance sont des forces parallèles, quelles ne peuvent se rencontrer et qu'entre elles, il y a plus qu'un combat, une incommunication, alors il nous faut bien penser que l'histoire, notre histoire n'est pas paisible, ni même peut-être intelligente, que le texte de jouissance y surgit toujours à la façon d'un scandale, d'un boîtement, qu'il est toujours la trace d'une coupure, d'une affirmation, on peut y aller ..." Qu'est-ce qui se passe ?
Je pense à ce livre sur la vie sexuelle dans la Chine ancienne. Il nous raconte une drôle d'histoire, finalement on est tous des Chinois : dans le Taoïsme, ça varie au cours des âges. de toutes manières, le lecteur est frappé de ce que c'est à la gloire de l'homme, les femmes là-dedans ... mais ce n'est pas ça qui fait la différence avec la pensée occidentale, parce que, du côté de la pensée occidentale, ça ne va pas plus fort; la différence, elle est ailleurs.
Ce qui est différent, c'est la manière dont le désir est vécu d'une façon totalement différente : il n'est rapporté à aucune transcendance, il n'est rapporté à aucun manque, il n'est mesuré à aucun plaisir et il n'est transcendé par aucune jouissance, sous la forme ou sous le mythe de l'impossible. Le désir est posé comme pur processus. Concrètement, ça veut dire que ce n'est pas du tout l'orgasme; leur problème ce n'est pas comme le problème occidental qui est : comment arracher la sexualité à la génitalité, leur problème c'est : comment arracher la sexualité à l'orgasme. Alors, ils disent en gros : vous comprenez, le plaisir ou l'orgasme, ce n'est pas du tout l'achèvement du processus, c'est, ou son interruption, ou son exaspération, or les deux reviennent au même et c'est tout à fait fâcheux! Sans doute, il faut que ça arrive, mais alors il faut percevoir ces moments de suspension comme de véritables suspensions qui permettent la remise en marche du processus. Ils ont une théorie sur l'énergie femelle et l'énergie mâle, qui consiste à dire en gros : l'énergie femelle est inépuisable, l'énergie mâle, c'est plus ennuyeux, elle est épuisable. Le problème, de toutes manières, c'est que l'homme prenne quelque chose de l'énergie femme qui est inépuisable, ou bien que chacun prenne quelque chose à l'autre. Comment cela peut-il se faire ?
Il faut que les flux - et il s'agit bien d'une pensée en termes de flux -, il faut que le flux féminin, suivant des trajets très déterminés, remonte suivant les lignes du flux masculin, le long de la colonne vertébrale, pour aller jusqu'au cerveau, et là se fait le désir dans son immanence comme processus. On emprunte un flux, on absorbe un flux, se définit un pur champ d'immanence du désir, par rapport auquel plaisir, orgasme, jouissance sont définis comme de véritables suspensions ou interruptions. C'est à dire, non pas du tout comme satisfaction de désir, mais comme le contraire : exaspération du processus qui fait sortir le désir de sa propre immanence, i.e. de sa propre productivité. Tout ça c'est intéressant pour nous dans la mesure où, dans cette pensée, le désir simultanément perd toute liaison et, avec le manque, et le plaisir ou l'orgasme, et avec la jouissance. Il est conçu comme production de flux, il définit un champ d'immanence, et un champ d'immanence ça veut dire une multiplicité où effectivement tout clivage du sujet en sujet de l'énonciation et sujet de l'énoncé devient strictement impossible, sujet de jouissance et sujet de plaisir devient strictement impossible, puisque dans notre machin tournant c'était tout simple : le sujet de l'énonciation c'était le sujet de la jouissance impossible, le sujet de l'énoncé c'était le sujet du plaisir et de la recherche de plaisir, et le désir manque c'était le clivage des deux. C'est vous dire à quel point, de Descartes à Lacan, cette répugnante pensée du cogito n'est pas seulement une pensée métaphysique.
Toute l'histoire du désir - et encore une fois, c'est de la même manière que Reich tombe, cette manière de relier le désir à un au-delà, qu'il soit celui du manque, qu'il soit celui du plaisir ou qu'il soit celui de la jouissance, et, de poser le dualisme du sujet de l'énonciation et du sujet de l'énoncé, et ce n'est pas par hasard que c'est les mêmes qui le font aujourd'hui, i.e les lacaniens, i.e. d'engendrer tous les énoncés à partir du sujet qui, dès lors, et rétroactivement, devient le sujet clivé en sujet d'énonciation et sujet d'énoncé. Ce qui est inscrit, c'est le sujet de l'énonciation qui met le désir en rapport avec la jouissance impossible, le sujet de l'énoncé qui met le désir en rapport avec le plaisir, et le clivage des deux sujets qui met le désir en rapport avec le manque et la castration. Et, au niveau de la théorie, la production des énoncés se retrouve exactement, mots pour mots, cette théorie pourrie du désir.
C'est en ce sens que je dis que penser, c'est forcément être moniste, dans l'appréhension même de l'identité de la pensée et du processus, aussi bien que dans l'appréhension de l'identité du processus et du désir : le désir comme constitutif de son propre champ d'immanence, c'est à dire comme constitutif des multiplicités qui le peuplent. Mais c'est peut-être obscur tout ça, un champ moniste c'est forcément un champ habité par des multiplicités.
[...]
On voit bien comment ça fait partie du même truc de dire que la jouissance ce n'est pas le plaisir, ça fait partie d'une espèce de système, que pour tout simplifier, je présenterais comme une conception circulaire du désir où, à la base, il y a toujours le postulat de départ - et il est vrai que la philosophie occidentale a toujours consisté à dire : si le désir est, c'est le signe même, ou le fait même que vous manquez de quelque chose. Et tout part de là. On opère une première soudure désir-manque, dès lors, ça va de soi que le désir est défini en fonction d'un champ de transcendance; le désir est désir de ce qu'il n'a pas, ça commence avec Platon, ça continue avec Lacan. Ça c'est la première malédiction du désir, c'est la première façon de maudire le désir; mais ça suffit pas. Ce que je fais, c'est la méthode de Platon dans le Phédon, quand il construit un cercle à partir des arcs. Le deuxième arc : si le désir est fondamentalement visée de l'Autre, ouvert sur une transcendance, si il subit cette première malédiction, qu'est-ce qui peut venir le remplir ? Ce qui peut venir le remplir, ce ne sera jamais qu'en apparence l'objet vers lequel il tend, c'est aussi bien l'Autre, c'est inatteignable, c'est le pur transcendant. Donc, ce ne sera pas ça qui viendra le remplir. Ce qui vient le remplir ou le satisfaire, qui vient lui donner une pseudo-immanence, ça va être ce qu'on appelle l'état de plaisir, mais dès ce second niveau, il est entendu que cette immanence est une fausse immanence puisque le désir a été défini fondamentalement en rapport avec une transcendance, que ce remplissement c'est, à la lettre, une illusion, un leurre. Seconde malédiction du désir : il s'agit de calmer le désir pour l'instant, et puis la malédiction recommencera. Et puis il faudra le réclamer, et puis c'est la conception du plaisir-décharge. Rien que ce mot indique assez que le titre de ce second arc de cercle est "pour en finir provisoirement avec le désir." C'est ça qui me paraît fascinant, à quel point ça reste dans toute la protestation de Reich contre Freud, il garde cette conception du désir-décharge qu'il thématise dans une théorie de l'orgasme. Ce second arc définit bien cette espèce d'immanence illusoire par laquelle le plaisir vient combler le désir, c'est à dire l'anéantir pour un temps. Mais, comme dans toute bonne construction, puisque tout ça c'est de la pure construction, c'est pas vrai, c'est faux d'un bout à l'autre, il faut un troisième pour boucler le truc, puisque vous avez cette vérité supposée du désir branchée sur une transcendance de l'Autre, cette illusion ou ce leurre par lequel le désir rencontre des décharges calmantes à l'issue desquelles il disparaît, quitte à reparaître le lendemain, il faut bien un troisième arc pour rendre compte de ceci : que même à travers ces états de sommeil, de satisfaction, etc. ..., il faut bien que soit réaffirmé sous une forme nouvelle l'irréductibilité du désir aux états de plaisir qui l'ont satisfait que en apparence, il soit réaffirmé sur un autre mode : la transcendance. Et cette réaffirmation c'est le rapport jouissance impossible-mort. Et du début à la fin, c'était la même conception, et quand on nous dit : attention, faut pas confondre le désir, le plaisir, la jouissance, évidemment il ne faut pas les confondre puisqu'ils en ont besoin pour faire trois arcs d'un même cercle, à savoir les trois malédictions portées sur le désir. Les trois malédictions c'est :
- tu manqueras chaque fois que tu désireras
- tu n'espéreras que des décharges
- tu poursuivras l'impossible jouissance.
Alors le désir est complètement piégé, il est pris dans un cercle. Et alors en quoi c'est la même chose, le problème des énoncés ? C'est pareil au niveau du cogito cartésien, puisque vous construisez également votre cercle au niveau de je marche, je respire, j'imagine, je vois une licorne, système d'énoncés où le JE est sujet de l'énoncé, et ça c'est quelque chose comme l'apparence. Peut-être que ce n'est pas vrai, peut-être que Dieu me trompe, peut-être que je crois marcher et que je ne marche pas. Deuxième arc : mais attention, car s'il est vrai que je peux me tromper quand je dis je marche, en revanche, je ne peux pas me tromper lorsque je dis "je pense marcher". Si il est vrai que je peux me tromper quand je dis "je vois une licorne", je ne peux pas me tromper en disant "je pense que je vois une licorne". Ça c'est l'extraction du "je pense donc je suis", c'est l'extraction d'un sujet de l'énonciation; et la production de l'énoncé, d'un énoncé quelconque se fait sous la forme du clivage du sujet en sujet de l'énonciation et sujet de l'énoncé comme condition de la production de tout énoncé possible.
Le désir-manque se trouve au niveau du clivage du sujet, de la coupure, de la barre. Le système du désir-plaisir, il se retrouve au niveau du sujet de l'énoncé. Et le système du désir-jouissance, il se retrouve au niveau de la gloire du sujet de l'énonciation, avec encore une fois, la mystification du cercle : tu commanderas d'autant plus que tu obéiras, i.e. tu seras d'autant plus près d'être le véritable sujet de l'énonciation que tu te conformeras à la barre qui te sépare comme sujet de l'énoncé du sujet de l'énonciation, c'est à dire que c'est par la castration que tu accèdes au désir.
Dire : c'est par la castration que tu accèdes au désir, ou dire : c'est par le clivage du sujet que tu accèdes à la production d'énoncés, c'est pareil.
[Intervention de Rejik : T'as pas envie de pousser plus loin avec le Dieu de Descartes et le signifiant de Lacan ?]
J'ai pas tellement envie, mais je veux bien, ouaf! ouaf! ouaf!
Le problème, ça devient, à supposer qu'on dise que les seuls énoncés, c'est le désir. Tout désir est un énoncé, tous les énoncés sont des désirs. Si c'est bien comme ça, ce dont il faut rendre compte, c'est le système de l'apparence, alors il va de soi que Nietzsche a complètement raison, c'est vraiment un système platonicien chrétien, et si ça aboutit à la psychanalyse, c'est pas par hasard, parce que la psychanalyse c'est le truc qui nous dit : viens, allonge-toi et tu vas avoir enfin l'occasion de parler en ton nom, et qui, en même temps a retiré d'avance toutes les conditions possibles d'une production d'énoncés, précisément parce qu'elle a subordonné toute production d'énoncés au clivage du sujet de l'énonciation et du sujet de l'énoncé, i.e, tu commanderas d'autant plus que tu acceptes la castration [hétéronomie] et que tu poursuivras la jouissance impossible.
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